UNE SPLENDIDE BOMBE À RETARDEMENT
à propos de PRR FCHX
Difficile de faire un film sur un homme-tourbillon et surtout quand il s’agit d’un tourbillon d’inventions qui ont à voir avec l’espace.
Typographe, graphiste, metteur en page, affichiste, scénographe, architecte…, Pierre Faucheux aura été tout cela à la fois. Et beaucoup plus encore, dès lors que, se refusant à s’enfermer dans une activité au détriment des autres, il n’aura cessé de découvrir ce qui les relie et, du même coup, d’éclairer le fondement de chacune d’une lumière nouvelle.
Pourtant, du début à la fin, Pierre Faucheux s’est revendiqué typographe. «Pour toujours, aimait-il à dire. Je suis né typographe comme on naît rôtisseur [1] ». Mais non sans préciser: « L’invention de nouveaux signes, la découverte et l’intégration de nouveaux signes me passionnent car leur emploi transforme non seulement l’espace graphique à deux dimensions mais aussi l’espace mental, le champ mental [2] ».Chez lui, tout part de là, de cette reconnaissance spontanée du signe typographique comme de la forme qui donne sens mais qui en même temps a le pouvoir d’engendrer tous les sens. «Seuls m’intéressent la signification du contenu et l’art de le signifier [3] », dira-t-il en effet. Telle est la raison profonde qui aura, d’un bout à l’autre de sa vie, déterminé son parcours, je devrais dire la quête de ce fou du sens qui aura été le chercher dans le secret des formes.
Je ne sais si quelqu’un a jamais mesuré à l’égal de Pierre Faucheux ce qu’il pouvait y avoir de vertigineux dans ce projet auquel il s’est donné corps et âme. Car son ambition aura été rien de moins que d’«écrire l’espace», quitte à y impliquer non pas seulement l’homme tout entier mais en même temps sa relation à l’univers.
Aussi, certains auraient-ils cru Pierre Faucheux excessif, qu’ils n’auront pas compris que, parmi ses nombreux dons, il avait celui, très rare, de percevoir quelle force de vie lie les extrêmes, le gigantesque et l’infime, le subtil et la violence, le désespoir et le rire… «D’où son égale passion et sa stupéfiante aisance à passer du microcosme de la typographie au macrocosme de l’architecture [4] », a justement remarqué Radovan Ivsic, au moment où Pierre Faucheux imaginait le décor de sa pièce Aiaxia ou Pouvoir dire.
C’est d’ailleurs à cette époque, au début des années 80 du siècle dernier, que lui comme moi avons eu la chance de voir Pierre mener de front deux projets apparemment opposés. Qu’il s’agisse du découpage des photos monumentales de la façade du théâtre de Zagreb pour en retourner l’espace intérieur ou qu’il s’agisse de l’édition de l’œuvre complète du marquis de Sade à laquelle j’avais travaillé avec Jean-Jacques Pauvert, Pierre se sera plongé pareillement dans le monde nouveau qu’il percevait, pour donner à celui-ci l’espace qu’il n’avait pas encore. Espace scénique, espace typographique, c’est avec la même virtuosité qu’il aura su faire du théâtre le lieu de du renversement poétique où tout recommence comme du livre celui d’où la violence de la pensée est en train de naître. Qu’il ait été «l’homme dont cent millions de couvertures peuplent nos bibliothèques, nos librairies et nos kiosques [5] » n’y change rien, au contraire même. Ce n’est pas par hasard qu’il aura été le plus inventif scénographe des expositions de la deuxième moitié du XXe siècle, à même de réinventer des années durant la Biennale de Paris et de réussir à exalter dans une profusion de projets aussi bien l’art cinétique que le surréalisme. Comme il a construit en tant qu’architecte des « maisons-portraits », il a porté la même attention passionnée à faire advenir autour des idées, des êtres et des choses l’espace dont ils avaient besoin pour se déployer.
En fait, tous ceux qui ont travaillé avec lui auraient pu témoigner de sa fascinante manière de trouver la rigueur dans le foisonnement. Non pas en élaguant mais au contraire en remontant à sa source vive.«Le livre, l’ai-je entendu dire, est un développement plastique dans le temps». Et ce pourrait bien être là le secret de ce «magicien du livre [6] », liant indissolublement l’espace au temps pour retrouver en toute chose le mouvement de la liberté. Nous voici au plus loin de l’esthétique qui n’a pour but que de figer la vie dans le filet de ses formes normatées. «Je déteste autant l’esthétique que j’aime la beauté [7] », écrivait-il encore superbement, nous incitant tout simplement à penser la beauté comme la liberté à l’état naissant.
C’est cet immense cadeau que Pierre Faucheux nous a fait. Au milieu de l’indifférenciation qui modèle notre monde, ce film en fait une splendide bombe à retardement.
Annie LE BRUN, juillet 2015
[1] Pierre Faucheux, Écrire l’espace, Robert Laffont, 1978, p. 440.
[2] Id., 389.
[3] Id., p. 393.
[4] Radovan Ivsic,«Sous le signe de l’écart absolu,Pierre Faucheux » préface pour l’exposition Archipels, Zagreb 1982, repris dans Cascades, Gallimard, 2006, p.147.
[5] Jean-François Revel, «Faucheux ou l’innovation perpétuelle», préface à Pierre Faucheux, Écrire l’espace, op. cit., p. 15.
[6] Marie-Christine Marquant, Pierre Faucheux, le magicien du livre, Éditions du cercle de la librairie, paris 1995.
[7] Pierre Faucheux, op. cit., p. 372.